Transfer Pricing : comprendre l’art invisible qui structure la fiscalité internationale

Illustration conceptuelle du transfer pricing flux financiers entre filiales d’un groupe multinational réparties dans différents pays, montrant l’impact sur la fiscalité internationale et la répartition des bénéfices.

Pourquoi le sujet occupe-t-il tant de débats ?

Imaginez une multinationale qui fabrique ses composants électroniques en Malaisie, assemble ses produits au Vietnam, conçoit ses logiciels en Irlande et vend dans le monde entier. Chaque fois que ces entités s’échangent des biens, des services, des brevets ou même des fonds, elles fixent un prix. Mais comme ces entités appartiennent toutes au même groupe, ce prix n’est pas simplement dicté par une transaction de marché — il est négocié en interne. C’est cela, le transfer pricing (prix de transfert).

Sur le plan conceptuel, l’outil est redoutablement simple — “faire comme si les filiales étaient indépendantes” — mais dans la pratique, c’est un terrain rocailleux. Ce mécanisme est à la fois une technique comptable/fiscale sophistiquée et un instrument politique : il détermine comment les bénéfices sont répartis entre les États. Le principe directeur accepté par la grande majorité des juridictions est l’arm’s length principle (principe de pleine concurrence).

Pour une référence sur le sujet, voir les lignes directrices de l’OCDE.


Les fondements : l’OCDE, les États et l’adaptation locale

Les directives de l’OCDE constituent une boussole de réputation mondiale — mais elles n’ont pas force de loi dans tous les pays. Chaque État adopte, adapte, complète selon son tissu juridique, ses priorités, ses traités fiscaux.

Principes clés de l’OCDE

Les orientations de l’OCDE reposent sur quelques piliers fondamentaux :

  • Principe de pleine concurrence (arm’s length) : une transaction intragroupe doit être comparable à une transaction entre entreprises indépendantes.
  • Méthodes reconnues : la méthode du prix comparable (CUP), la méthode prix de revente, la méthode coût majoré, la méthode transactionnelle de la marge nette (TNMM), la méthode du partage des bénéfices.
  • Analyse fonctionnelle / risques / comparabilité : identifier les fonctions, les actifs engagés, les risques supportés, et comparer avec des entités indépendantes.
  • Documentation : l’OCDE invite les États à exiger des entreprises qu’elles préparent un master file, local file, et (le cas échéant) des études complémentaires.
  • Résolution des conflits : mécanismes comme le mutual agreement procedure (MAP) pour résoudre les litiges de double imposition.

Pour un bon panorama des méthodes et de leur application par l’OCDE, nous recommandons cette page du HMRC (UK) 

L’adaptation aux juridictions : le cas des Émirats arabes unis (UAE)

Les Émirats arabes unis offrent un exemple fascinant de transition fiscale. Pendant des décennies, le pays a été perçu comme une « zone franche fiscale ». Mais depuis le 1er juin 2023, ils ont introduit un impôt fédéral sur les sociétés à 9 % au-delà de 375 000 AED, accompagné de règles de prix de transfert. 

Le guide officiel de l’UAE, Transfer Pricing Guide, détaille les principes, les obligations de documentation, les seuils et les modalités d’application.

Les cabinets PwC, KPMG, Deloitte offrent aussi des analyses pointues :

  • PwC : UAE Corporate Tax : Transfer Pricing Guide PwC
  • KPMG : sur la publication du TP Guide et ses implications locales KPMG
  • Deloitte : Transfer pricing documentation requirements in the UAE Deloitte 

Ces ressources montrent comment le cadre global est concrétisé localement, notamment pour les exigences en documentation, les seuils de déclenchement, les modalités de disclosure intragroupe, etc.


Pourquoi ce sujet est-il aussi sensible ?

Derrière les termes austères de “prix de transfert” se cache une bataille géopolitique : celle de la répartition des bases fiscales mondiales. En ajustant ses prix de transfert, une multinationale peut tirer ses bénéfices vers des juridictions à imposition faible ou nulle. C’est ce qu’on appelle l’érosion de la base fiscale (base erosion) et le transfert de profits (profit shifting). L’OCDE a lancé son plan BEPS (Base Erosion and Profit Shifting) exactement pour contrer ces dérives.

Exemple très simplifié : une filiale française paie à une maison mère basée à Dubaï des “frais de management” élevés pour des services administratifs. En pratique, cela réduit son résultat imposable en France, tandis que la maison mère capte le profit dans un territoire peu imposé.

Les autorités fiscales surveillent de près ces structures. Le plan BEPS a notamment institué le Country-by-Country Reporting (CbCR) pour contraindre les groupes à plus de transparence, et des clauses anti-abusive pour restreindre les artifices. Pour un panorama international, la Worldwide Transfer Pricing Reference Guide 2025 d’EY est une excellente ressource.

Au niveau de l’UE, des initiatives visent à harmoniser davantage les règles nationales — par exemple une proposition de directive TP (entrée en vigueur potentielle : 1er janvier 2026) et la directive sur le public CbCR.


Les méthodes : comment fixer un prix “juste” ?

Voici les cinq grandes méthodes, avec leurs avantages, inconvénients, et pièges pratiques :

  1. Méthode du prix comparable sur le marché libre (CUP, Comparable Uncontrolled Price)
    On cherche une transaction externe similaire entre parties non liées, et on ajuste pour les différences. Méthode la plus directe, mais peine essentielle : trouver des comparables fiables.
  2. Méthode du prix de revente (Resale Price Method)
    Une filiale revend un produit acheté intragroupe. On applique une marge de revente “normale” dans l’industrie, puis on en déduit le prix intragroupe. Utile quand on maîtrise la distribution.
  3. Méthode du coût majoré (Cost Plus Method)
    On part des coûts supportés par l’entité (matières, main-d’œuvre, frais généraux) et on ajoute une marge “raisonnable”. Fréquemment utilisée pour les services ou les opérations de fabrication interne.
  4. Méthode transactionnelle de la marge nette (TNMM, Transactional Net Margin Method)
    On compare la marge nette de l’entité testée à celle d’entreprises indépendantes similaires, sur une base coût, chiffre d’affaires ou actifs. Très utilisée dans la pratique car les bases de données financières la rendent plus accessible.
  5. Méthode du partage des bénéfices (Profit Split Method)
    Utile quand plusieurs entités intragroupe participent à la création de valeur (par exemple via des actifs immatériels). On répartit le profit global selon des critères de contribution, de risque, d’actifs.

Chaque méthode nécessite des ajustements de comparabilité (différences de risque, de localisation, d’actifs, de volume, de timing, etc.). Les choix doivent être solidement justifiés.


Les défis des actifs immatériels

Les brevets, marques, logiciels, algorithmes, savoir-faire représentent aujourd’hui une grande part de la valeur dans de nombreux secteurs. Mais leur valorisation est souvent opaque. Comment déterminer une “redevance de licence” intragroupe qui correspond à ce qu’une tierce partie accepterait ?

Les administrations sont particulièrement vigilantes ici. Elles exigent des études économétriques, des comparables de licences, des modèles DCF (discounted cash flow), ou des analyses “méthode du coût + bénéfice” pour justifier les prix. Si ces éléments manquent, elles peuvent requalifier ou redresser fortement.

Dans le cas des Émirats arabes unis, le guide TP (UAE TP Guide) inclut des sections sur les transactions financières, les services intragroupe, les actifs immatériels, les arrangements de partage de coûts, etc. 


Le cas des Émirats arabes unis : mutation fiscale et enjeux concrets

Pendant longtemps, les Émirats étaient un “refuge fiscal” (pas d’impôt sur le revenu, pas d’impôt sur les sociétés sauf exceptions). Mais cela change :

  • Le Corporate Tax Law est entré en vigueur pour les périodes débutant le 1er juin 2023.
  • Le taux est de 9 % pour les bénéfices au-delà de 375 000 AED.
  • Le TP Guide (23 octobre 2023) détaille le régime de prix de transfert : identification des parties liées, analyse fonctionnelle, documentation, modalités de disclosure, seuils.
  • Les obligations de documentation incluent master file, local file, disclosure des transactions intragroupe dans la déclaration fiscale.
  • Le threshold : les entreprises dont le chiffre d’affaires consolidé du groupe dépasse une certaine somme ou dont le chiffre d’affaires local est élevé doivent se plier aux obligations renforcées.

Autre point d’actualité : à partir de 2025, les Émirats appliqueront le Pilier Deux (Pillar Two) de l’OCDE, qui instaure un impôt minimum mondial de 15 %, y compris pour les grandes multinationales opérant dans le pays. 

Un article d’actualité (Reuters) précise qu’à partir de janvier 2025, les EAU imposeront une “top-up tax” domestique de 15 % pour les grandes sociétés mondiales.


Quand la théorie flirte avec la zone grise

Le transfer pricing n’est jamais une science exacte. Les méthodes reposent sur des hypothèses : choix des comparables, ajustements, projections de flux, benchmark de marges. Il y a souvent une fourchette arm’s length, non un point unique.

Les “zones grises” sont nombreuses. Les entreprises optimisent, les administrations contestent, des redressements de plusieurs millions sont fréquents. Les litiges se règlent parfois via des APAs (Advance Pricing Agreements) — accords préalables entre contribuable et administration sur la méthode TP applicable à certains flux. 

Les procédures MAP (mutual agreement procedure) dans les conventions fiscales internationales jouent un rôle crucial dans les cas de double imposition.


L’avenir : vers une harmonisation et une régulation renforcée ?

Deux grandes évolutions sont à l’horizon :

  1. Renforcement de la documentation et de la transparence
    Les administrations exigent de plus en plus de détails, parfois jusqu’à des données de facturation interne, justifications de comparables, notes méthodologiques. Le public CbCR (Country-by-Country Reporting) impose aux groupes de publier certaines données fiscales pays par pays (ce qui est déjà adopté dans l’UE).
  2. Réformes fiscales à l’échelle mondiale via les Piliers de l’OCDE
    • Pillar One : attribuer une partie des profits des grandes entreprises (notamment numériques) aux pays de marché, même s’ils n’ont pas de présence physique.
    • Pillar Two : instaurer un impôt minimum mondial (global minimum tax) de 15 %.
      Les États se préparent, les législations s’ajustent, les discussions techniques s’intensifient.

Si ces réformes aboutissent à un consensus, elles pourraient limiter les arbitrages extrêmes du transfer pricing agressif.


Un art d’équilibre & de crédibilité

Le transfer pricing n’est pas un simple artifice fiscal : c’est un langage partagé entre entreprises, auditeurs et autorités fiscales. Son excellence n’est pas dans la “création d’écarts”, mais dans la robustesse des démonstrations, la cohérence des analyses et la capacité à résister aux audits.

Pour une multinationale, bien structurer ses flux intragroupe, maîtriser ses comparables, documenter ses choix méthodologiques, anticiper les redressements — voilà ce qui distingue une stratégie solide d’une posture fragile.

Le débat sous-jacent est profond : dans un monde globalisé où les entreprises sont mondiales mais les recettes fiscales restent nationales, comment répartir justement les profits créés ? Tant que cette tension persistera, le prix de transfert restera un mécanisme central, complexe mais inévitable.